Souvenirs d'enfance (20/06/2018)

J’acquiesçai, cachant tout de même une discrète grimace. Quand je racontais mon histoire, mon esprit avait tendance à essayer instinctivement de se rappeler de choses qui étaient désormais flous dans ma mémoire. A chaque fois que j’essayais, une douleur sourde se répandait entre mes tempes, sans doute un séquelle des sorts que j’avais subis. Mais je lui devais bien quelques explications. Après tout, je venais de lui confier un bien dangereux fardeau en lui révélant l’existence des sorciers.

« Tu te souviens que je venais ici tous les étés quand j’étais petite ? Un jour, dans une partie de la forêt se trouvant sur notre domaine, j’ai aperçu un garçon, un peu plus âgé que moi qui semblait s’entraîner à jouer avec les ombres. J’ai voulu en parler à mes parents, mais Papa ne m’a pas crue. J’y suis donc retournée le lendemain. Il était encore là, concentré sur ses exercices. Mais j’ai marché sur une branche. Il s’est aperçu de ma présence, et je me suis enfuie. Je ne suis pas retournée dans la forêt, cet été-là. »

Encore aujourd’hui, c’était un beau souvenir. Je me souvenais de l’émerveillement teinté de crainte que j’avais ressenti en voyant les ténèbres des fourrés réagir à son appel et prendre forme sous le clair de lune. Malgré tout, j’avais pensé être tombée sur une créature maléfique, mais ce n’en était pas moins fascinant.

« Deux ans plus tard, alors que j’étais sortie observer les étoiles, je suis tombée sur un vampire. J’ai essayé de fuir, mais ça semblait peine perdue. C’est alors que le garçon est apparu et l’a tué grâce à sa magie, mais il a été grièvement blessé dans le combat. Mes parents ne m’ont pas crue, une fois de plus. J’ai dû m’occuper de lui seule. Ça a été compliqué. En y repensant, il a eu de la chance de ne pas y passer… Quand il s’est réveillé, il m’a repoussée. Il voulait partir, se débrouiller seul. Mais il n’étais pas en état. Il est finalement resté plusieurs semaines. Il a fini par m’avouer qu’il n’était pas humain, qu’il était un sorcier. Dès qu’il a pu se lever, il est reparti. »

L’expérience avait été terrifiante, mais nous avait rapproché. Je n’avais eu d’autre choix que de le cacher dans un bosquet, en volant des draps, de la nourriture et des médicaments. Les premiers jours, il était brûlant de fièvre, dans un état second. J’avais bien cru qu’il n’allait jamais se réveiller, qu’il avait attrapé une infection qui lui serait fatale. Je l’avais veillée, ne me montrant auprès de mes parents qu’aussi peu que nécessaire. J’avais été si soulagée, lorsqu’il avait finalement ouvert les yeux.

« J’ai bien cru qu’il ne reviendrait jamais, mais l’été suivant, Shinji – c’était son nom – m’attendait, assis dans un arbre non loin de mon itinéraire de promenade favori. Cet été-là, puis le suivant, nous avons passé beaucoup de temps ensemble. C’était devenu un ami précieux. Il ne parlait pas beaucoup de lui, mais il avait visiblement une très mauvaise image des humains, comme s'il avait été conditionné depuis tout petit. C'était une très belle personne.»

L’adolescente que j’étais avait été séduite par ce mystérieux jeune homme, bien qu’il ne fût pas humain. J’avais essayé de lui démontrer que tous les humains n’étaient pas mauvais. Je n’étais pas certaine de  l’avoir vraiment convaincu, cependant, même s’il se détendait désormais en ma présence. Nous étions insouciants et heureux d’être ensemble, tout simplement. Mon regard s’assombrit. Ce qui suivait étaient sans doute les pires moments de ma vie, et les douleurs commençaient à se faire sentir entre mes tempes.

« Mes parents et moi avons passé les vacances de Noël 2010 à Nakanoto. J’en ai bien sûr profité pour passer du temps avec mon ami. Alors qu’on se promenait dans les montagnes, nous avons croisé un autre sorcier de son âge. Son comportement était inquiétant et Shinji avait l’air de se méfier de lui, et pour cause, car il a bien vite commencé à attaquer mon ami à coups de sortilèges. Shinji s’en sortait bien, mais son adversaire a essayé de le déstabiliser en m’attaquant à sa place. J’ai voulu m’enfuir pour que mon ami puisse reprendre l’avantage, mais il s’est interposé entre moi et une lame faite d’air, qu’il a pris de plein fouet… Il y avait beaucoup de sang sur la neige. En voyant ça, le sorcier s’est enfui. Très vite, Shinji était mort dans mes bras. »

Je baissai les yeux.

« J’ai couru chercher mes parents. Ce coup-ci, ils sont venus, à cause du sang qu’il y avait sur mes vêtements, mais quand nous sommes arrivés, il n’y avait plus rien, ni corps, ni sang, ni même des empreintes dans la neige. Je crois que j’ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillée, j’étais au service psychiatrique de l’hôpital. Ils avaient cru que j’avais fait une tentative de suicide. Ce qui était finalement plutôt surprenant puisque je n’étais pas blessée. Ils venaient tous les jours, au début. Puis on m’a dit qu’ils étaient rentrés aux USA. J’ai passé les années suivantes à l’hôpital, shootée aux médicaments. J’ai presque pensé que j’avais rêvé, jusqu’à ce qu’un médecin découvre que mes parents avaient littéralement oublié mon existence, le seul qui ait jamais cru mon histoire. Après avoir enquêté un peu, il en est venu à penser qu’on avait essayé de manipuler magiquement mes souvenirs, sans grand succès. Il pensait que certains de mes symptômes plus récents venaient de là. En septembre, il m’a aidé à m’enfuir. Il voulait que je vienne vivre chez lui, mais je ne voulais pas lui causer plus d’ennuis et je ne l’ai jamais rejoint. »

Je ne savais trop ce qu’il aurait pu lui arriver s’il était découvert. Je ne voulais pas l'impliquer plus que nécessaire dans cette histoire. Il en avait déjà fait beaucoup. C'est comme ça que j'avais fini à la rue.

« J’ai été ramassée par une étudiante qui m’a hébergée quelques temps dans son appartement. Grâce à elle, j’ai pu me sevrer des médicaments et elle m’a aidée à retrouver notre maison de vacances, dont j’avais oublié l’emplacement. Nous avons vécu un peu là-bas toutes les deux. Je ne lui avais rien dit de mon histoire, de peur qu’elle ne me prenne pour une folle échappée de l’asile. Quand elle m’a dit qu’elle se sentait observée près de la maison, j’ai à nouveau disparu dans la nature. Le prêtre de cette église, le père Kobayashi, m’a trouvée et m’a offert un toit. Je travaille ici depuis lors… Il a contacté les Chevaliers des Ombres qui m’ont offert leur protection. »

Je passais juste sous secret l’appartenance de mon maître aux Chevaliers des Ombres. Elle n’était pas publique, et cela valait peut-être mieux avec tous les vampires qui venaient prier à l’Église. Lui feraient-ils tous autant confiance s’ils connaissaient son métier de hunter ? De toute façon, je ne dirais rien à qui que ce fût sans sans autorisation.

Je n’étais pas aussi certaine qu’Elessar que les Chevaliers des Ombres n’auraient aucun mal à me protéger des sorciers. Je me sentais certes plus en sécurité. C’était des gens biens, habitués à lutter contre le surnaturel, mais ils disaient eux-même qu’affronter un vampire de rang B était déjà un challenge pour une personne seule, voire pour plusieurs hunters selon le pouvoir dont il disposait. En d’autres termes, ce n’était pas tant les avantages physiques d’un vampire, mais sa magie qui était délicate à gérer. Je ne connaissais pas l’ampleur de la puissance d’un sorcier, mais j’avais bien compris que leurs pouvoirs étaient variés et qu’ils en disposaient de plusieurs. Que pouvait bien faire un combattant, aussi puissant soit-il, si on lui faisait oublier pourquoi il était là ? Mais Elessar ne savait pas grand-chose du surnaturel, et ce n’était pas forcément une mauvaise chose. Je ne voulais pas qu’il s’inquiétât trop.

Quant au fait que je n’avais pas toute la communauté à dos, c’était une idée plutôt séduisante, mais, j’avais quelques doutes. Le secret de leur existence était en effet très important pour eux, mais il n’y avait pas que cela. J’avais compris en fréquentant Shinji que les jeunes sorciers étaient élevé dans la méfiance des humains, peut-être même dans la haine pour certains. Je n’étais pas certaine qu’ils donnassent beaucoup de considération à la vie humaine. S’ils l’avaient fait, en voyant que leur sort marchait pas, ils auraient pu peut-être juste me demander de ne pas en parler et prendre des mesures plus drastiques si je ne respectais pas ma promesse, ou quelque chose du genre. C’était peut-être naïf, mais cela me paraissait être une réaction plus proportionnée. Cependant, comment pouvions-nous leur demander d’être plus raisonnables quand nous ne l’étions pas envers les races que nous considérions comme inférieures ? Un chien qui mordait trop était piqué. Parfois même pour moins que ça. Peut-être que nous étions un peu comme des chiens à leurs yeux, des chiens potentiellement dangereux.

« J’espère, mais j’en doute. Leur attitude envers les humains a l’air extrêmement méfiante... »

Il mentionna un ami. A l’entendre, c’était probablement quelqu’un qui avait dors et déjà un lien avec le surnaturel. Je demandais comment Elessar pouvait connaître ce genre de personnes alors qu’il venait tout juste d’arriver à Nakanoto. Cependant, cela m’aiderait beaucoup si je pouvais y voir plus clair à propos de mes poursuivants et je pourrais ainsi en parler aux Chevaliers des Ombres qui pourraient mieux se préparer.

« Si tu le sens… Mais, fais attention. Si tu n’es pas certain qu’il ne mentionnera pas ton nom, il vaut mieux que tu évites. Je ne veux pas t’impliquer avec les sorciers. »

Partager un peu de mon fardeau avec lui était déjà bien dangereux. Il ne fallait pas que les sorciers découvrissent qu’il connaissait lui aussi leur existence. S’il en subissait des conséquences, je m’en voudrais pour le reste de ma vie.

« J’étudie les arts martiaux auprès du père Kobayashi. Je vais m’engager chez les Chevaliers. Merci de ton aide. Ta présence ici signifie déjà beaucoup pour moi. Tu es probablement la seule personne qui se souvienne du moi d’avant. Mais je suis contente que ce soit toi. »

Je lui souris doucement. Je n’étais pas certaine de vouloir chasser les vampires, mais ce que je voulais par dessus tout, c’était me montrer utile auprès des Chevaliers qui risquaient peut-être leur vie pour me cacher et me protéger. Je voulais faire partie de cette famille qui avait l’air si liée et leur rendre tout ce que je pouvais.

Je hochai lentement la tête. S’il lui faisait autant confiance, je supposais que cela pouvait convenir. Cela restait une perspective inespérée. Mais je ne manquerais pas d’en parler auparavant au père Kobayashi et aux Chevaliers des Ombres qui m’entouraient. Ce serait plus sage. Je m’imaginais mal débarquer seule avec un humain sans défense à un éventuel rendez-vous avec un sorcier, malgré toute la confiance que mon ami pouvait avoir en lui. Cela faisait tellement longtemps que je les fuyais et que j’en imaginais à tous les coins de rue que l’idée me paraissait étrange et déraisonnable, même si je n’avais pas de raison de remettre en doute la parole d’Elessar.

« Je te fais confiance dans ce cas. »

Rejoindre les chevaliers était le seul projet possible à mes yeux désormais. Autrefois, je m’imaginais musicienne ou rejoignant l’entreprise de mon père, mais encore eut-il fallu qu’il se souvinsse de moi. Quant à la musique, je n’avais pas touché un violon depuis des années. Je n’étais même pas sûre de jouer encore juste. Kobayashi-san disait que j’étais douée pour les arts martiaux. J’avais au moins cela pour moi. Les promesses d’Elessar me touchaient en tout cas beaucoup. Mes yeux étaient d’ailleurs quelque peu humides.

Je le remerciai sincèrement, faisant l’effort de sourire. Oh, j’étais heureuse, bien sûr. Mais on a tendance à perdre la capacité à extérioriser ce genre de sentiment positif quand on reste isolée pendant des années, sous régulateurs émotionnels. Me sevrer avait été compliqué, revenir à des relations normales avait été compliqué – si on pouvait dire que c’était vraiment fait – et maintenant, il restait encore ce genre de petits détails qui changeaient pas mal de choses. Difficile de croire que la contraction de quelques muscles au coin des lèvres changent tellement la vie, n’est-ce pas ?

« Je serais prudente, comme toujours, acquiesçai-je. Bon courage pour ton travail. Je n’ai pas de téléphone personnel, mais tu sais où me trouver. »

Je n’avais pas encore l’utilité d’un tel appareil. J’avais balancé le dernier portable que j’avais eu dans une poubelle, le jour où je n’étais pas rentrée là où Lin et moi nous étions installées ensemble, pour être sûre de ne pas être repérée. Je ne bougeais pas d’ici de toute façon, et mes contacts se résumaient aux Chevaliers qui pouvaient toujours passer par le biais de l’Église pour me contacter en cas de besoin. Kobayashi-san était à la fois mon logeur et mon principal interlocuteur.

Elessar m’embrassa soudain sur le front. Surprise par ce contact inattendu, je portai la main à mon front tandis que je le regardais partir, les joues rosies. C’est vrai que nous faisions cela quand nous étions enfants. Mais entre temps, j’avais vécu quasiment une décennie dans un pays où cela ne se faisait pas, entourée d’inconnus qui plus était. Je n’étais plus très habituée et nous n’avions plus le même âge non plus. Mais aujourd’hui était décidément une bonne journée.