Un combat d'hommes (24/03/2018)

Le salaud. Il aurait au moins pu se permettre de lui caresser la tête. Ou un kabe-don. Rum était furieux, soulagé, paniqué. Il venait de raccourcir un peu plus son espérance de vie.

"... ça ne m’étonnerait pas que tout le monde le sache maintenant…"

Cela eut pour effet de lui couper toute envie de parler, et Rum resta donc planté là, les yeux et le nez larmoyants, ne sachant que faire de ses mains. Il savait que personne ne les avait écouté -qui ferait attention à deux types qui discutent près des poubelles ?- mais il ne pouvait s'empêcher d'être inquiet. Après tout, il ne connaissait Daisuke que depuis peu. Était-il seulement digne de confiance ?
Rum se laissa trainer, aussi mou qu'un ballon de baudruche sans hélium. Il était... épuisé. Il pourrait se faire agresser à cet instant qu'il n'aurait même plus la force d'appeler à l'aide. Il n'était même plus en état d'apprécier ce contact avec Daisuke. Et il faisait de son mieux pour ne pas le regarder. Il n'avait qu'une envie : celle d'aller se cacher... loin...

"D’ailleurs, je n’aurais rien deviné s’il n’avait pas dessiné un certain jeune homme. C’est bête, hein ?
- Mais... tu n'es pas passé inaperçu... et..."

Il renifla de nouveau, tout triste. Il attendait les remarques sur son penchant pour les shojo, les regards partagés entre dégoût et pitié. Pendant une demi journée, Rum avait vraiment pensé qu'il avait enfin pu se faire un ami à Nakanoto et qu'il pourrait partager sa passion d'okatu avec lui, entre deux revanches sur DDR. Il avait espéré passer le voir dans cette fameuse salle d'arcade, admirer la figurine et se faire taquiner sur sa défaite cuisante.

"Quoiqu’il en soit, je ne vais rien dire. Ça ne me rapporterait rien."

Rum doutait de lui mais... il ne pouvait rien faire pour s'assurer de son silence de toute manière ; contrairement à son maître, il ne pouvait pas faire exploser les gens d'un claquement de doigts. Alors il se contentait d'opiner docilement du chef, incapable de percevoir le ton amusé de Daisuke, d'autant plus qu'il gardait obstinément les yeux fixés sur ses chaussures.

"Désolé... Ça se reproduira plus..."

Il soupira, le moral dans les chaussettes. Il s'était déjà fait frapper pour avoir dessiné des personnes sans leur permission et maintes fois réprimander -mais jamais il ne s'était senti aussi blessé.
Cela ne servirait à rien d'essayer de se faire pardonner n'est-ce pas ? Et dans quelques jours, il recevrait sans doute un sms pour lui extorquer de l'argent contre son secret...

"Je vais rentrer du coup, merci encore pour cet après midi et... désolé..."

Il remit ses lunettes qui avaient glissé sur son nez, et alors qu'il s’apprêtait à tourner le dos à Daisuke, prit un mouchoir pour se moucher. Il allait simplement rentrer chez lui, se gaver de sucre et enchaîner les épisodes de drama. Ni RPG ni dating sim ce soir...

Il s'était laissé faire, tant son esprit était occupé ; mais assez étrangement, les quelques mots de Daisuke suffirent à le calmer un peu. Il y avait dans ces derniers une franchise rassurante.
Son manque d'estime de soi était un problème qui lui était connu -et il y travaillait ! Mais parfois... il ne pouvait empêcher les émotions d'affluer. Car s'il excellait à deviner les désirs d'autrui, et de s'en faire le reflet, il rencontrait -une fois encore- des difficultés à accorder sa confiance. Et il finissait par prendre toute taquinerie au premier degré.

Sans dire un mot, fébrile, il écoutait donc Daisuke qui avait emprunté un tout autre ton. Rum réalisa à quel point il l'avait mal compris ses précédents propos. Il avait été trop hâtif dans ses conclusions. Après tout, ils n'étaient des connaissances que de ce jour seulement ; ce n'était pas si surprenant en fin de compte qu'il se fourvoie sur du second degré... mais il aurait dû peut-être moins méfiant envers Daisuke.

"J'essayerai de passer... Déso..."

Il s'arrêta net, en voyant l'air désapprobateur de son interlocuteur. Il déglutit. Opina vivement.

"Je passerai ! Promis !"

Puis il lâcha un rire surpris, quand ce dernier lui ébouriffa gentiment la tignasse. Et un petit sourire pour le saluer, alors que sa silhouette longiligne disparaissait dans la foule.
Rum fit le poisson pendant quelques minutes, planté là comme un idiot. Quand enfin son cerveau redémarra, il ne put que se trainer jusqu'à un banc proche. Il rabattit vivement sa frange sur ses yeux, cacha son visage en glissant ses doigts sous ses lunettes. Le coeur battant, il se sentait comme une jeune nymphe tentée par un humain un peu trop appétissant.
Depuis des années, il survivait en jouant les gigolos et en volant les vieilles en manque d'affection. Il passait ses journées à jouer aux dating sim, à draguer sur internet, alimenter le fanservice autour de Mikazuki, à imaginer des histoires d'amour niaises et au dénouement un peu trop joyeux. Il avait eu des dizaines et des dizaines de petits amis, de coups d'un soir et avait ouvert son monde fantastique à bien des esprits innocents.

Il s'allongea sur le banc, sur le flanc.

Définitivement, il s'était plus un pré-pubère ignorant. Alors pourquoi... Pourquoi avait-il sourit comme un crétin joyeux à Daisuke, pour le saluer ? Pourquoi se sentait-il rassuré de voir leur amitié déterrée après sa saute d'humeur ?

Il allait vers de sérieux ennuis.