Sonate en Amitié majeur [21/06/2018 ~ 22h]

Je poussai un soupir de soulagement en sentant l'eau tiède marteler mon visage. La nuit précédente avait été longue. Entre les longs débats du Sénat, pour une fois constructifs, l'apparition éclair du chef américain avec son "invité" surprise, puis la découverte du cadavre du lycan non loin de là. Je m'étais éclipsé assez vite, me sentant quelque peu souffrant. Cependant, mes amis sur place n'avait pas manqué de me tenir informé des dernières découvertes. Toutes. Y compris, au réveil, celle concernant l'identité de la victime.

Cette nouvelle avait été un véritable choc. Toute énergie avait déserté mes jambes et je m'étais écroulé sur le fauteuil, blanc comme un linge. Mais l'assise confortable n'avait pas suffit à faire passer la pilule, et je m'étais sentis rapidement nauséeux. Je n'avais déjà pas eu un sommeil réparateur. J'avais passé de longues heures à me retourner dans mes draps, et pendant le peu que j'avais dormi, des cauchemars avaient hanté le royaume de Morphée. Alors, forcément, apprendre que le lycan mort n'était autre que le meurtrier de ma fiancée…

Je fermai les yeux pour me laisser aller aux sensations apaisantes de l'eau chaude coulant sur mon corps endolori. J'avais l'impression que le sort s'acharnait sur moi. Je commençais à me remettre de sa mort brutale, et celui qui lui avait ôté la vie était retrouvé assassiné à son tour. Heureusement que j'étais parti avant cette révélation. Je ne savais pas comment j'aurais réagi autrement, mais pas mieux qu'aujourd'hui, c'était une certitude.

Après quinze bonnes minutes à profiter des bienfaits de la douche, je sortis finalement, l'esprit un peu plus clair. J'enfilai un peignoir, attrapant au passage une serviette pour sécher grossièrement ma chevelure rebelle. Un rapide coup d'oeil dans le miroir me permit de vérifier que j'avais effectivement mauvaise mine. Je soupirai, résigné, avant de rejoindre ma chambre pour m'occuper l'esprit de façon plus constructive.

Penché sur un projet de manuscrit depuis une petite demi-heure, je fus légèrement distrait par quelques coups de heurtoir sur la porte d'entrée. Je levai les yeux de mon parchemin, interloqué. Je n'attendais pourtant personne. C'était peut-être simplement un démarcheur. Mais quelques minutes plus tard, Seito toqua à la porte de mon bureau. Je me tournai vers lui, le regard inquisiteur.

- Raphaël-sama, Lawford-ojo-sama demande à vous voir. Je l'ai installée dans le salon.

Je haussai les sourcils. Sarah ici ? Voilà qui était inattendu. Lors de notre conversation au Sénat, j'avais mentionné la possibilité d'une rencontre prochaine en bonne et due forme. Mais je ne m'attendais pas à ce que ce fut si hâtif. Cette nouvelle me réjouissait autant qu'elle m'embêtait. Je n'étais pas vraiment prêt à la recevoir, rang ou pas rang.

- Très bien. Je la rejoins dans cinq minutes.

Il me fallait prendre un court instant pour arranger ma triste apparence. Déjà discipliner mes cheveux qui avaient séché de façon désordonnée. Puis masquer un tant soit peu les cernes sous mes yeux, même si je me doutais que son regard perçant ne se laisserait pas duper si facilement. Et finalement remettre en place ma chemise blanche, pour la recouvrir d'un veston beige de circonstance. Ainsi, j'avais au moins l'air apprêté.

Je descendis prestement les marches pour la retrouver dans le salon. Je la découvris une tasse de thé à la main. Seito avait donc bien suivi mes instructions implicites. Je me dirigeai vers elle à grand pas, un sourire accueillant sur les lèvres.

- Sarah ! Quelle bonne surprise ! Je ne m'attendais pas à vous revoir si vite.

Arrivé à son niveau, je saisis délicatement sa dextre tendue pour un chaste baisemain, comme l'exigeaient son rang et nos coutumes. Je m'installai ensuite dans un fauteuil face à elle. Une tasse de thé fumante m'attendait. Seito était décidément bien prévenant.

- Comment allez-vous depuis cette nuit ?

Sarah était, comme à son habitude, fort bien apprêtée. Son élégance et sa dignité étaient toujours au rendez-vous. Bien que je ne m'attendisse pas à sa visite, j'en étais plutôt ravi. Nous n'avions pas eu l'occasion de nous voir, en dehors du Sénat, depuis son arrivée au Japon. Il me tardait d'entretenir une conversation digne de ce nom et prendre de ses nouvelles en privé. Elle s'excusa de sa venue impromptue, mais je chassai sa culpabilité d'un revers de la main.

- Ne vous inquiétez pas, je suis ravi de vous recevoir. Vous excuserez juste mon manque de préparation, ajoutai-je avec un sourire et un clin d'oeil.

Je bus une gorgée de thé, savourant les arômes de l'Earl Grey de Ceylan minutieusement préparé par mon majordome. Ma camarade ne tarda pas à répondre à ma première question. Je hochai la tête, trouvant également la situation préoccupante. Elle arrivait au Japon au plus mauvais moment. Dans le sens où elle ne pouvait pas s'acclimater avant d'aborder des sujets de taille. Mais il fallait relativiser. Au moins, elle avait eu un premier aperçu du Sénat et de ses nombreuses failles. En premier lieu, son impressionnante inefficacité. Il ne s'agissait plus que d'un simulacre d'assemblée oligarchique, où chacun cherchait à se faire sa place en écrasant son voisin. J'assistais à chaque réunion, pour seconder Junya qui détestait s'y rendre. Sans quoi, je me passerais bien des jeux de pouvoirs lassant de mes semblables.

La jeune lady me retourna légitimement la question. J'affichai d'abord un sourire confiant.

- Je vais bien…

A peine eus-je prononcé ces mots que je remettai en cause leur véracité. Et mon expression qui se décomposait ne joua pas en ma faveur. Ce serait lui mentir à elle, et à moi-même que de l'affirmer. Non, je n'allais pas bien. Je ne me voyais pas lui cacher la vérité. Ce serait irrespectueux, tant pour son esprit vaillant que pour notre amitié profonde.

- Enfin… Disons que je vais mieux qu'il y a deux mois…

Mon regard se voila alors que je repensais à ce jour funeste. Le 21 avril, ma fiancée, Emeraude Tsunya, prunelle de mes yeux, décédait dans mes bras, terrassée par les griffes d'un lycan fou. Cela faisait exactement deux mois, jours pour jours, heure pour heure. Mon regard glissa sur ma tasse fumante, assombri par la lueur terne du chagrin. Il s'écoula plusieurs secondes avant que je ne retrouvasse l'usage de la parole.

- J'ai traversé une période très difficile… La mort de ma fiancée… il y a deux mois jour pour jour, m'a porté un coup dur… Je ne pensais pas revivre ça un jour…

Elle savait que j'avais perdu ma première femme vingt-cinq ans auparavant, dramatique événement qui m'avait plongé dans une profonde dépression. J'avais fait la connaissance de Sarah en Angleterre, et c'était justement la perte de mon épouse qui m'y avait conduit. Kevin ne lui en avait rien dit, pas sans mon accord. A force de sympathiser, j'avais fini par lui raconter mon histoire, un an avant mon départ pour le Japon.

- J'ai appris un peu plus tôt l'identité du lycan… C'est une nouvelle difficile à entendre.

J'avais le sentiment que la mort de ma fiancée ne serait jamais punie. Même si je ne m'attendais pas à ce que le coupable payât de sa vie, puisqu'il s'avérait déjà être malade et donc non responsable de ses actes. Et puis, surtout, la découverte de son identité faisait remonter des souvenirs douloureux. Que serais-je devenu sans l'aide indéfectible de mon entourage ? J'esquissai un pâle sourire.

- Heureusement, je suis bien entouré, encore mieux que la première fois.

A l'époque, mes deux meilleurs amis, Kevin et Jess, m'avait été d'un soutien indispensable, en plus de ma famille. Aujourd'hui, les miens étaient peut-être à des milliers de kilomètres, mais je ne me sentais pas livré à moi-même pour autant. Aujourd'hui, j'avais Junya, Sarah, Okamirô, et surtout Chloris, réapparue au moment où j'en avais le plus besoin. Mon expression s'adoucit avec un tendre sourire.

- Chloris, ma pupille, a refait surface récemment. Une jeune humaine que j'avais recueilli peu de temps après mon installation ici. Sa présence me met du baume au coeur. J'ai même retrouvé ma muse. Donc, je peux affirmer sans détour que je vais mieux. Mais, la marge de progrès est conséquente…

Je pris une gorgée de thé pour réchauffer mon corps engourdi par les souvenirs. J'avais encore du chemin à parcourir sur le chemin du deuil. Mais je ne doutais pas d'y arriver avec ceux qui me soutenaient.

L'expression dubitative de mon amie confirma mes soupçons. Mon mensonge spontané n'eut guère d'effet convaincant. Je n'avais pas assez d'aplomb pour simuler la bonne humeur, surtout devant Sarah, avec qui je partageais une amitié solide et sincère depuis une quinzaine d'années. Son sourire chaleureux s'effaça à mesure que je lui résumais ma situation. Elle qui pourtant en offrait rarement, quelle tristesse. J'affichais une expression reconnaissante sous le compliment déguisé.

- Merci. Votre sollicitude me va droit au coeur.

L'anglaise enchaîna bien rapidement sur un sujet bien plus réjouissant, évoquant nos amitiés plus ou moins communes. Je hochai la tête pour confirmer ses dires. Kevin et Jess ne pouvaient pas se montrer plus présent qu'aujourd'hui. Ils se relayaient sans cesse auprès de moi, ne me laissant que quelques heures de solitude pour préserver mon intimité et mon besoin de recueillement. Nul ne pouvait espérer meilleurs amis qu'eux. Bien que Jess et Sarah eussent des tempéraments très différents, je ne doutais pas qu'elles trouveraient un terrain d'entente. Et rien ne me rendrait plus heureux que de les voir déambuler bras dessus-bras dessous.

- Ils se portent bien tous les deux. Kevin déborde toujours d'énergie et d'humour. Il n'ose pas me pousser à reprendre l'écriture, mais je sens qu'il se fait violence. Je le comprends. Il sait à quel point j'aime ça. Ce me serait bénéfique. Mais aussi pour ses affaires ! Il ne perd jamais le Nord, j'ajoutai avec un rire léger.

Je pris une gorgée de thé avant de poursuivre.

- Quant à Jessica, elle s'est fiancée récemment, je puis donc affirmer qu'elle coule des jours merveilleux. L'heureux élu se nomme Sachio Aoki, un vampire noble affilié au clan Izbranova. Mais il ne partage pas vraiment les idéaux de sa cheffe.

Yesfir Izbranova. Une vampiresse emprunte de mystère, entourée d'ombres. Les rumeurs sur son clan allaient bon train, tant sur son implication dans la création des lycans, que sur le culte qu'ils entretenaient, profitant de la crédulité des humains pour les manipuler. Quel dessein nourrissait-il, ça… Enfin, nous n'étions pas là pour remettre en cause les motivations de nos semblables.

Sarah m'exprima son soulagement. Touché par ses mots, je lui offris un sourire affectueux. Lady Lawford était peu démonstrative, bridée par son éducation. Aussi, la sincérité de ses paroles m'émouvait. Je lui épargnais cette fois ma reconnaissance orale. Mon regard suffisait à lui seul. Je bus une gorgée de thé pour faire passer l'émotion qui me gagnait. Mon amie orienta ensuite la conversation sur notre chef de clan. Je lui jetai un oeil alerte. J'imaginais à quel point Junya lui avait fait forte impression au Sénat. Tant par sa prestance naturelle que son effronterie devant Metuselah. Quitter la séance en se téléportant, voilà qui lui ressemblait tant.

- Effectivement, Junya et moi sommes amis depuis… une dizaine d'années, je dirais. Lui aussi a traversé une période difficile, et mon soutien indéfectible et désintéressé a servi de catalyseur à notre profonde amitié. En réalité, notre première rencontre remonte à bien longtemps, car, comme le veut la coutume, mes parents nous ont présentés au chef lorsque nous étions enfants. Mais nous ne nous connaissons vraiment que depuis le vingt-et-unième siècle.

Je me souvenais encore de notre seconde rencontre, ici au Japon. Son excentricité m'avait frappé, mais loin de me révulser, elle m'avait beaucoup plus. Voilà qui me changeait de l'étiquette rigide de Versailles. Par ailleurs, j'avais appris à découvrir ses valeurs profondes, et notre vision commune sur les humains avait été notre premier point d'approche.

- Avec le temps, notre confiance mutuelle s'est renforcée, au point qu'il me nomme bras droit. Jamais je n'aurais pensé arriver jusque là, bien que j'ai toujours été loyal et serviable envers notre clan, en particulier la famille dirigeante. C'est sans doute pour ça qu'il a pris cette décision. Entre autres.

Il était bien connu qu'il n'y avait plus fiable adjoint que celui qui ne nourrissait aucun attrait pour le pouvoir. Bien sûr je ne négligeais pas mes compétences, même si ma modestie naturelle me poussait bien souvent à les reléguer au dernier plan. Je glissai un regard inquisiteur sur mon interlocutrice, pétillant de malice.

- Alors, dites-moi, quelle impression vous a-t-il laissé ?

J'étais réellement curieux de savoir ce qu'elle pensait d'un personnage à la personnalité si opposée à la sienne, à quelques points près. Je ne savais absolument pas comment tournerait leur relation. Seul l'avenir le dirait.

Le regard malicieux, je guettai patiemment la réponse de mon amie, la coupelle dans une main, la tasse dans l'autre, quelques centimètres au dessus. Et visiblement je la pris de cours. Elle commença par une réponse assez vague, signe indéniable qu'elle ne se trouvait pas au meilleur de son confort. Je haussai un sourcil, attendant la suite dans un silence inquisiteur. J'eus le temps de prendre une gorgée de thé avant qu'elle ne reprit la parole.

Ah, l'excentricité légendaire de Junya frappait encore. Comme beaucoup avant elle, cette facette de sa personnalité avait marqué en premier l'esprit de la lady. Elle mesura aussitôt sa description en mentionnant l'intérêt sincère que notre chef portait à nos paires, d'égal à égal, sans tenir compte de la condition de chacun. Je hochai légèrement la tête pour souligner son observation. Effectivement, Junya pensait avant toute chose au bien être de l'intégralité de notre espèce, composée en très grande majorité de vampire de rang C, très souvent oubliés par nos camarades aristocrates. J'eus une pensée affectueuse pour Seito, mon fidèle majordome et ami.

Un des moins pires. Ce constat me fit rire, tant par sa véracité que par ce raccourci simple qu'elle faisait sur nos dirigeants. Je pensais en effet que nous avions de la chance d'avoir une tête couronnée aussi bienveillante. Quoique, le clan scandinave rapportait également ce genre de rumeurs. Nous n'avions pas eu le plaisir de voir Kjell Manenheim au Sénat, mais Junya m'avait mainte fois décrit sa générosité et son altruisme.

- C'est une façon de voir les choses en effet. Junya et Kjell Manenheim sont, à ma connaissance, les plus disposés envers notre peuple, et notamment les plus vulnérables, qui composent la très grande majorité de notre population.

Mes paires avaient tendance à l'oublier, mais les vampires dénués de pouvoir étaient les plus fragiles. Ne pouvant compter que sur leurs capacités physiques supérieures à celle d'un humain, ils faisaient partie des premiers à tomber sous la lame des hunters sanguinaires. Les nobles se souciaient peu de leur sort en règle général. Ils ne commençaient à s'agiter que lorsque le danger sonnait à leur porte, exactement comme l'incident du Sénat.

- Junya renvoie souvent l'image d'un jeune chef excentrique qui ne se soucie guère de ses responsabilités et encore moins de l'étiquette. Mais il est foncièrement dévoué à son peuple, et il lui tient à coeur de nous mettre tous en sécurité, prendre la meilleure décision pour notre sauvegarde. Et il est, de surcroît, très disposé envers les humains.

Pas tant que moi, qui m'était laissé attendrire par une mortelle. Néanmoins, il lui arrivait souvent de se glisser dans la foule, à la recherche d'un esprit subtile et aiguisé comme le sien. Aaren Hermansson en était un parfait exemple.

- A l'exact opposé, nous avons Shidara, von Reizel, et Izbranova. Je ne prétends pas les connaître, mais je n'ai jamais eu vent d'une quelconque action bienveillante envers les vampires de plus basse extraction. Et je ne parle même pas des humains.

La dynastie Izbranova avait même créé une religion qui vénérait les originels. Le Culte des Immortels, si je ne me trompais pas. Les rumeurs disaient que le clan russe manipulait les humains pour les servir, en agitant au dessus de leur tête de douces illusions sur l'immortalité et le pouvoir suprême. Pauvres erres.

- Quant à Dwight Hodgkin, je ne sais quoi penser. Il est de réputation rustre, violent et impulsif, et on dit qu'il ne fait pas bon être un noble dans son clan. Cependant, nous savons qu'il n'a jamais oeuvré pour la création des lycans ; ce sont les imposteurs qui ont renversé ses parents qui étaient impliqués. Et nous avons pu constaté hier qu'il estime beaucoup Aaren Hermansson, un humain, qu'il semble presque considérer comme son égal.

Néanmoins, le regard brûlant qu'il avait jeté à Jess me restait en mémoire et j'en restais encore irrité. Enfin bref, Bradley Dwight Hodgkin restait un personnage mémorable sur bien des points, et qui recelait encore certainement de nombreux mystères. Je pris une gorgée de thé avant de m'enfoncer un peu plus dans mon siège.

- Finalement, il reste Alessio di Altiero. Je ne connais pas le dirigeant, mais j'ai eu l'occasion de discuter avec l'homme, et j'en ai gardé un bon souvenir. C'est un vampire cultivé et raffiné. Par ailleurs il m'a laissé une bonne impression au Sénat.

Dommage que, à cause de ma triste histoire avec Sopie, j'eusse évité si longtemps tout contact avec un membre de la noblesse di Altiero -en dehors de ma meilleure amie que je connaissais d'avant. Encore aujourd'hui je gardais des appréhensions. Je jetai un oeil à mon amie par-dessus ma tasse, me souvenant d'un détail. Une conversation discrète entre la lady et le seigneur de Florence.

- D'ailleurs, vous semblez vous connaître tous les deux, je me trompe ? Peut-être pourriez-vous m'en dire plus sur Alessio ?

Leur affection réciproque ne m'avait pas échappé la veille, j'étais donc curieux d'en savoir un peu plus, et notamment l'histoire de leur rencontre.

J'opinai aux commentaires de Sarah. Moi aussi j'aurais bien voulu rencontrer Kjell Manenheim et le voir en action. Je savais par Junya qu'il oeuvrait activement pour la résolution de cette crise. Il nous aurait été d'un grand soutien. Cependant, je me doutais également que son absence était justement due à son travail prenant.

En abordant le sujet di Altiero, je notai une étrange étincelle dans le regard de mon amie. Elle ne tarda pas ensuite à donner de vagues détails sur les circonstances de leur rencontre. J'haussai un sourcil devant la formulation, tandis qu'une lueur espiègle éclairait mon visage.

- De la malchance, vous ? Je ne vous crois pas !

J'accompagnai ma réplique d'un rire léger. Je le reconnaissais, cette petite plaisanterie était facile, lorsqu'on connaissait le pouvoir passif de Lady Lawford. Peut-être n'avait-elle pas réalisé la portée de ses paroles. Je m'interrogeais d'ailleurs sur leur signification. J'avais bien reconnu le ton de l'ironie, mais j'y discernais pourtant un soupçon de vérité. En quoi était-ce un problème de rencontrer Alessio di Altiero au musée ? Devant mon regard inquisiteur, elle daigna me donner plus d'information sur la nature de leur relation.

Une alliance avec une Alpha… il me semblait qu'il l'avait mentionné, lors de son allocution. C'était une très bonne chose pour nos deux espèces. De quoi tempérer les échanges jusqu'alors houleux entre vampires et lycans. Malheureusement, tous les loup-garous ne partageaient pas cet avis. Pourvu donc que cette nouvelle alliée parviendrait à convaincre ses congénères que nous n'étions pas tous bons à finir en cendre.

Je manquai m'étouffer avec mon thé sur sa dernière. Je toussai à plusieurs reprises avant de la regarder dans les yeux, stupéfait, et inquiet. Renfield ? Amis ? Voilà qui me paraissait à la fois bien nébuleux et bien dangereux.

- Un Hunter de l'Ordre Renfield ? Vraiment ? Pardonnez mon scepticisme, mais j'ai du mal à imaginer deux vampires, deux sang-purs, dont un chef de clan, amis avec un Hunter appartenant à l'organisation la plus agressive à notre égard...

Je voyais pourtant dans son regard la lueur de la vérité. Ce n'était pas une plaisanterie. Ce n'était de toute façon pas le genre de Sarah. Mais c'était une révélation difficile à entendre. L'Ordre Renfield assassinait régulièrement des vampires innocents, ou tout du moins, qui respectaient les humains et ne les considéraient pas comme du bétail. Ils faisaient d'ailleurs partis de la liste des suspects pour la mort de Sophie et Mickaël. Je poussai un soupir en posant ma tasse sur la table basse.

- Soit. Vous êtes en bons termes avec l'un d'entre eux. Est-il vraiment digne de confiance ? Non pas que je remette en question votre jugement, mais… Ils ont une réputation de fanatiques extrémistes étroits d'esprit. J'ai du mal à concevoir que l'un d'entre eux ait pu mettre de côté ses principes pour ouvrir les yeux sur la réalité.

Je me passai une main sur le visage. C'était effectivement difficile à croire. Pourtant, si c'était la vérité, il y avait encore de l'espoir pour certains. Si un Hunter de Renfield retrouvait le chemin de la lucidité, alors d'autres pourraient le suivre. Voilà qui gonflerait les rangs des organisations telles que celle d'Hermansson.

- Et comment en êtes-vous arrivés à lier une amitié commune, tous les trois ?

Je dressai une oreille attentive. La suite m'intéressait particulièrement. Peut-être un jour serais-je amené à croiser sa route, aussi le moindre renseignement sur lui pourrait m'être utile. Et peut-être aussi avait-il quelque information sur un double meurtre des années quatre-vingt-dix...